CADICHON

Il reste là, debout, planté sur ses quatre pattes raides comme des piquets, regardant l’homme qui s’enfuit et dont la silhouette se perd bientôt parmi les arbres, il émet un braiement de détresse qui s’étire en déchirant lamento, ultime appel qu’il n’ose même pas renouveler, des larmes coulent de ses grands yeux pleins de tristesse. Autour de lui la forêt s’éveille, spectacle pourtant familier mais que ce matin il ne reconnaît pas. Il sent confusément que quelque chose d’inhabituel se passe, son maître l’a cependant conduit au bois comme les autres jours, mais il ne l’a pas harnaché avec son bât, et puis ils ont marché très longtemps pour venir ici, et maintenant voilà qu’il s’enfuit, abandonnant dans un lieu inconnu son Cadichon faible et malade.

Le peuple de la forêt fait cercle autour de cet intrus qui lui tombe du ciel. Combien lui faudra-t-il de temps pour passer de son état d’animal domestique à celui d’animal sauvage, à apprendre, à survivre, lui tout souffreteux obligé maintenant de chercher sa nourriture, de se trouver un refuge ?

Le premier qui s’intéresse à lui est un vieux sanglier, chef d’une horde campée dans le voisinage, au cours de sa vie il a vu beaucoup de chose et cet animal aux longues oreilles ne l’étonne pas, il le présente à quelques habitués du secteur : à la douce bichette qui passait par là et qui mêle ses larmes à celles de Cadichon en apprenant son infortune, à l’insouciant écureuil voltigeant au-dessus de leurs têtes, au lapin curieux qui suspend sa course et repart aussitôt colporter la nouvelle. Le vieux solitaire prend le frêle baudet sous sa protection, lui fait visiter son domaine et découvrir le vert herbage où il pourra se nourrir. Peu à peu « l’exilé » se fait à sa vie nouvelle, au cours de ses randonnées il aperçoit de temps à autre des hommes de la race de celui qui l’a lâchement abandonné mais ne cherche pas leur compagnie, au contraire il la fuit. Cadichon parcourt les grands bois, fait de nouvelles connaissances tout en apprenant à se méfier de certaines. Au cours de son vagabondage quotidien il rencontre un jour un personnage tout de noir vêtu, juché sur un grand cheval qu’il arrête devant lui, met pied à terre et s’approche en lui parlant doucement, le grison ne s’enfuit pas, il se laisse caresser les oreilles, la tête, le museau et semble prendre plaisir à ces contacts affectueux qui éveillent en lui de lointains souvenirs. Par la suite ils se rencontreront à plusieurs reprises au hasard de leurs promenades solitaires.

L’ABBE MARSONNAT

Cet homme en noir était l’abbé Marsonnat, curé d’un proche village du nom de Tassin , il portait aussi la bonne parole à Charbonnières qui n’étant pas paroisse n’avait pas encore de prêtre. Il était là depuis longtemps et connaissait bien la région qu’il parcourait chaque jour sur son cheval, il s’intéressait à ses habitants qu’il connaissait presque tous. Il était dans sa paroisse depuis quatre ans quand il fut témoin d’une épizootie qui décima les troupeaux de la région à l’exception de celui du château de Laval. Très intrigué par cette immunité, il pensa que l’eau du ruisseau qui traversait le domaine pouvait y être pour quelque chose, mais sans pouvoir le vérifier. Bien des années s’étaient écoulées depuis l’épidémie quand, au cours d’un été torride, il se trouva que son cheval, pourtant très assoiffé, refusa de boire l’eau d’un ruisseau qui, il faut le reconnaître, n’avait rien d’engageant. Très étonné, le brave abbé en préleva quelques bouteilles qu’il entreprit d’analyser et constata qu’elle contenait des éléments propres à combattre un grand nombre de maladies. Il se risqua même jusqu’à en tester lui-même les vertus et en six mois se guérit d’un asthme dont il souffrait depuis trente ans.

De son côté, Cadichon en promenades continuelles ayant un jour porté ses pas à l’orée de la forêt entendit des cris et des appels au secours, intrigué, il en chercha l’origine et vit que deux malandrins tentaient d’enlever une jeune fille terrifiée, le baudet à présent en pleine forme se précipita sur les ravisseurs et en deux ou trois ruades les mit en fuite. Remise de sa frayeur, la fillette regarda son sauveur pour le remercier, et quelle ne fut pas sa surprise en reconnaissant Cadichon, son ami d’enfance qu’elle avait tant pleuré. Maintenant guéri et plein de vigueur il avait aussi reconnu Lison et lui manifesta vivement sa joie.

Avec le bonheur que l’on imagine tous deux regagnèrent la maison où la jeune fille conta l’aventure à son père, tandis que l’animal sans rancune se frottait aux vêtements de son maître retrouvé. A l’écoute de ce récit le vieux bûcheron cria au miracle et s’en fut propager l’histoire au village qui fut bientôt connue de tous après que le prêtre en eut même fait le thème de son prêche du dimanche. L’aventure de Cadichon avait fortement intéressé l’abbé qui ne cessait de penser à ce troupeau que l’épidémie de 1744 avait épargné, il paraissait évident que les deux événements avaient un point commun qu’il fallait découvrir. Il alla voir le propriétaire de l’âne et demanda à sa fille de conduire l’animal à l’endroit où elle avait été assaillie quelques jours auparavant. Ils étaient donc là tous trois dans un secteur que Cadichon devait bien connaître, où il avait ses habitudes. Abandonné à lui-même le baudet gambada à son aise durant un moment puis se dirigea vers un fourré dans lequel il pénétra et où il but à long trait l’eau d’un petit ruisselet, une eau à odeur de soufre que l’abbé identifia aussitôt comme étant celle que son cheval avait refusé de boire. Reliant par la pensée cet endroit à celui où son cheval avait dédaigné de s’abreuver, l’abbé définit un parcours approximatif du ruisseau bienfaisant sur la piste duquel il mit son cheval. Après plusieurs tentatives infructueuses au cours desquelles la piste se perdait, il s’aperçut que le ruisseau qu’il suivait mêlait parfois ses eaux à celles d’un ruisseau proche, bien plus important coulant parallèlement à lui. Se sentant près du but, l’abbé remonta un jour la vallée étroite qui semblait se terminer par une grande butte dissimulée sous un roncier recouvrant un éboulis de rochers gris tachés de rouille d’où sourdait un filet d’eau à l’odeur caractéristique.

C’était le 30 septembre 1778

Plus tard, dans un livre qu’il publia en 1784 l’abbé Marsonnat conta les circonstances de sa découverte, les analyses et les expériences auxquelles il s’était livré. Repris par le corps médical, ces travaux confirmèrent les bienfaits des « EAUX MINERALES DE CHARBONNIERES DITES DE LAVAL » pour certaines affections.

Et Lison dans tout ça me direz-vous ? Eh bien !… Lison devint la collaboratrice de l’abbé Marsonnat qui la forma au commerce de l’eau mystérieuse. On lui construisit un comptoir près de la source dont les abords avaient été aménagés pour en faciliter l’accès aux malades qui venaient se soigner en buvant l’eau ferrugineuse. Ce traitement empirique des maladies les plus diverses se poursuivit quelques années, on trouva des attestations de guérison jusqu’en 1790, mais la Révolution freina certainement son évolution, et quand elle reprit, au début du XIXème siècle, son exploitation devint purement commerciale et fut placée sous le contrôle et la surveillance de médecins.

A la légende succédera la véritable histoire du thermalisme qui fera d’un village sans histoire une station thermale réputée. Après plus d’un siècle d’exploitation la source s’épuisera, mais son souvenir maintiendra sa devise : « VERDIR TOUJOURS – JAMAIS TARIR ».

Robert Putigny – Décembre 2004